Le rôle du contexte : hypothèses sur les causes du retour de l'image du Christ thaumaturge.
La confrontation aux sources littéraires, la prise en compte des contraintes architecturales et les choix narratifs sont autant d'éléments qui contribuent à éclairer la manière dont les cycles des miracles s'articulent. Mais il s'agit également de comprendre ce qui a pu mener à la résurgence d'une iconographie qui s'était raréfiée après l'Iconoclasme, et qui au XIIe siècle connaît un véritable renouveau qui anticipe le succès des scènes de miracles dans l'art de la période tardo-byzantine. C'est donc vers les facteurs politiques, historiques mais aussi religieux et sociaux qu’il faut se tourner, afin d'étudier la manière dont les cycles des miracles se font l'écho de dynamiques qui touchent des domaines varies de la vie quotidienne et du fonctionnement des institutions dans le monde byzantin et son aire d'influence.
Querelles théologiques et réaffirmation de la double nature du Christ
Parmi les hypothèses avancées par les chercheurs dans leurs commentaires sur les cycles de miracles du XIIe siècle, l'une des plus pertinentes est celle de la prise en compte des querelles théologiques qui ont occupé l’Eglise d'Orient au cours du XIIe siècle. Les conciles de 1156-1157 et 1167-1168 ravivent les discussions autour des mystères de l'Eucharistie et de l'Incarnation : la double nature du Christ est ainsi réaffirmée par le patriarcat de Constantinople. La mise en avant de ce dogme, sur lequel s'appuie la question du salut, passe par le décor monumental, qui défend la position officielle de l’Eglise. Or les scènes de miracles se prêtent particulièrement bien à cette lecture ; leur présence dans le décor pariétal se conforme au dogme défendu par l'empereur Alexis Comnène lui-même. Le Christ, au cours de son parcours terrestre par lequel se révèle sa nature humaine, accomplit des actes qui, du fait de leur caractère extraordinaire, témoignent de sa divinité.
Les commentaires patristiques insistent sur cet aspect, rapprochant les guérisons du Christ a la visite d'un médecin divin dont l'Incarnation a pour objectif le salut de l'humanité. Augustin le rappelle à plusieurs reprises. Il écrit ainsi dans son Sermon 87 : "C'est pour le guérir que le médecin tout-puissant est descendu des cieux", et encore "il s'est abaissé jusqu'à notre chair mortelle, jusqu'au lit du malade en quelque sorte". Les détails de l'iconographie des scènes de miracles transmettent cette double nature : la fatigue du Christ lors de la rencontre avec la Samaritaine, le parallélisme entre nourriture terrestre et spirituelle de la Multiplication des pains… Nombreuses sont les scènes qui font allusion a l'Incarnation du Christ. A Monreale , l'on peut mentionner les Noces de Cana, placées dans le carre central. Ce miracle, le premier de la vie publique du Christ, fait l'objet d'une division en deux épisodes: à droite, des serviteurs s'occupent des urnes dans lesquelles l'eau n'a pas encore été transformée, tandis qu'à gauche les convives du banquet reçoivent un verre du vin miraculeux. Mais ce qui importe ici est surtout la position du Christ : celui-ci est assis à la table du festin, et devant lui sont figurés une miche de pain et un poisson dans un plat. Outre le symbolisme de ces deux aliments, il faut remarquer la participation de Jésus au repas terrestre de ses hôtes. Ainsi l'auteur du miracle témoigne également de sa nature humaine, une interprétation que l'on trouve très tôt dans la littérature patristique et qu'Ephrem formule en ces termes : "Il a changé l'eau en vin, comme créateur ; puis il en a bu, comme un homme du commun."
Conversion et re-christianisation
Le XIIe siècle, tant en Sicile qu'en Russie, est une période d'affirmation de la foi chrétienne dans des espaces où celle-ci ne s'est pas totalement imposée et continue de faire l'objet de contestations. Les miracles du Christ peuvent être appréhendés au regard de ce phénomène. En effet le rôle des miracles dans la conversion au christianisme apparait déjà dans les Evangiles, ce que l'on peut voir par exemple dans Jean 4:48 : "Jésus lui dit : "Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croirez pas !" L'interprétation patristique des épisodes miraculeux confirme cette association. Augustin écrit à ce sujet à plusieurs reprises, notamment dans le Sermon 88, en ces termes : "Parce qu'on ne croyait pas ce qu'on ne voyait pas, le Seigneur édifiait la foi au moyen de ces miracles temporels qu'on voyait pour la conduire à ce qu'on ne voyait pas". Ailleurs, il s'exprime de la manière suivante : "Le Seigneur chassait les démons par l'Esprit de Dieu et guérissait toutes les autres maladies et langueurs des corps humains seulement pour qu'on crut les paroles qu'il disait : 'Convertissez-vous, car le Royaume des Cieux est proche'". Les miracles sont ainsi présentés comme un moyen particulièrement propice pour soulever l'enthousiasme des nouveaux croyants, tout en attirant l'attention vers le salut de l'âme.
L'analyse de certaines scènes considérées isolément renforce cette lecture. Les nombreuses guérisons d'aveugles, par exemple, peuvent être lues dans cette perspective. Les trois monuments du corpus comportent au moins une scène de guérison d'aveugle : celle de l'aveugle-né. Le décor de Monreale inclut aussi la guérison de deux aveugles et la guérison d'un aveugle et d'un estropié, tandis qu'à Miroz figure la guérison d'un démoniaque aveugle et muet. Ces épisodes ont été abondamment commentés dans la littérature patristique, et il est possible de remarquer des constantes dans ces interprétations, en particulier l'association des aveugles aux convertis. Dans cette lecture, les guérisons ont tendance à se confondre les unes avec les autres, les aveugles étant perçus chaque fois de la même manière : incarnant les Gentils, ils sont tour à tour Juifs et païens, avant de représenter plus tardivement l'humanité dans son ensemble. La présence de ces scènes dans des monuments situes dans des territoires où le christianisme ne s'est pas encore complètement impose peut dès lors s'expliquer par l'ambition des commanditaires de ces édifices d'affirmer leur défense de la religion chrétienne, défense dans laquelle ils ont joué un rôle certain.
Maladie et salut
Le XIIe siècle, dans l'empire byzantin, voit apparaître de nouvelles inquiétudes qui émanent tant d'un contexte social et politique défavorable que de préoccupations individuelles face à la mort. Ces incertitudes s'accompagnent de l'introduction dans le décor monumental d'iconographies nouvelles ou réinterprétées qui les reflètent. Les scènes de miracles s'inscrivent dans cette tendance : la maladie symbolise la souffrance de l'âme du pécheur, et le Christ y devient le médecin de l'humanité repentie. Cette image apparaît fréquemment dans l'hymnologie, ce dont témoignent plusieurs textes de Romanos le Mélode. L'hymne XXXV, Marie à la Croix, développe longuement cette image au cours d'un dialogue entre Marie et le Christ. Adam, représentant la condition humaine, y est évoqué ainsi : "Celui que j'ai nommé, le malheureux Adam, n'est pas seulement infirme dans son corps : c'est l'âme aussi qui s'est rendue malade, et volontairement, car il ne m'a pas écouté, et le voilà en danger."
La maladie à Byzance également l'occasion d'exercer un devoir de piété, auquel les chrétiens, indépendamment de leur rang social, sont régulièrement rappelés par les prédicateurs qui dénoncent le sort des malades, en particulier de ceux qui, outre leur pathologie, sont aussi victimes de la pauvreté :Jean Chrysostome, Basile de Césarée ou Grégoire de Nysse ont écrit à ce sujet. Les classes supérieures de la société, de même que l'entourage impérial, sont particulièrement visés par ces textes qui sont souvent critiques de l'indifférence des plus aisés vis-à-vis des malades. Le cas de la lèpre en est représentatif. C'est, historiquement, d'abord de l’Eglise que vient le secours aux plus miséreux, même si certaines institutions bénéficient très tôt de la charité impériale ; les Pères de l’Eglise d'Orient prêchent par l'exemple en fondant des léproseries, à l'instar de Basile de Césarée et Jean Chrysostome. Au cours des siècles un changement d'attitude apparaît graduellement. Au IXe siècle, Théodore Stoudite rapporte ainsi les actes charitables de sa mère qui apprend à ses filles à soigner les ulcères des lépreux de leurs mains et travaille avec le responsable de la léproserie du Zotikos pour soigner les malades qui y sont recueillis. Au siècle suivant, c'est l'empereur lui-même qui participe à ces soins. Léon le Diacre rapporte que Jean Tzimiskès fait construire de nouveaux dortoirs au Zotikos, et rend personnellement visite aux lépreux auxquels il distribue des pièces d'or et s'occupe de leurs plaies. La vita de saint Zoticos décrit l'empereur Michel IV descendant dans le bain des lépreux, versant de l'eau sur leur corps puis leur essuyant les pieds, tandis que Michel Psellos évoque Constantin IX participant lui aussi au bain et embrassant les lépreux. A partir du XIe siècle ces visites à la léproserie prennent un caractère de plus en plus officiel ; s'il est difficile de leur attribuer une date précise, il est possible qu'elles soient liées à certains moments du calendrier liturgique.Cette philanthropie impériale témoigne du statut nouveau que la maladie, en particulier la lèpre, avait acquis, devenant un signe d'élection divine : le "mal sacre" ( Ἱερὰνόσος), à cause de la souffrance terrestre qu'il implique, était dans une certaine mesure enviable puisqu'une place au paradis était assurée à ses victimes.